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Steinitz, le théoricien moderne (2)

Malgré sa nette victoire sur Zukertort, le style positionnel de Steinitz ne fait toujours pas l'unanimité auprès du grand public. Il faut dire que ses nombreux détracteurs pointent du doigt sa tendance à jouer régulièrement des positions assez passives, frisant parfois le pusillanisme ! C'est mal connaître la pugnacité de ce dernier à vouloir démontrer pleinement les bienfaits de sa conception stratégique face à ses futurs prétendants.

À la suite du match victorieux de Steinitz, le Congrès américain des Échecs de 1887 essaye de mettre en place des règles pour les futurs championnats du monde.

Se considérant trop vieux pour rester champion, Steinitz soutient cette initiative et déclare dans son magazine : « Je sais que je ne suis pas apte à être champion, et je ne suis pas susceptible de porter ce titre pour toujours ».

Après sa visite de Cuba en mars 1888, l'idée d'une rencontre pour le titre l'enthousiasme tellement qu'il se dit prêt à affronter n'importe quel challenger.

Initialement, le choix du comité d'organisation se porte sur George Mackenzie, vainqueur l'été précédent du cinquième Congrès allemand, mais ce dernier décline l'invitation.

Le fait d'avoir perdu quatre ans plus tôt un match exhibition contre l'Autrichien a dû conforter son choix et il va donc laisser sa place à un autre joueur, Mikhaïl Chigorin.

Natif de la banlieue de Saint-Pétersbourg, il a la réputation d'être un joueur créatif qui croit que l'essentiel réside dans le dynamisme des pièces et en leurs possibilités tactiques.

Son voyage n'est pas une sinécure puisqu'il met plus d'un mois pour atteindre La Havane le 17 janvier 1889, tandis que son illustre adversaire est arrivé tranquillement sur l'île dès la deuxième semaine du mois afin de s'acclimater et se préparer au mieux pour le duel.

Fraîchement naturalisé américain (il a changé son prénom en William), celui-ci gagne facilement son match d'entraînement face à Vincente Martinez de Carvajal, un des meilleurs joueurs espagnols (4 victoires à 1).

La rencontre pour le titre suprême (au meilleur des 20 parties) débute le 20 janvier et voit Chigorin inscrire le premier point.

Malgré un temps de récupération clairement insuffisant, le Russe mène 4 à 3 après sept parties et dément les paris des bookmakers qui pronostiquent une victoire facile de Steinitz.

Cependant, il faut toujours se méfier d'un vieux lion qui ne rugit pas !

https://lichess.org/study/1d9blzri/4o4DElNA

Steinitz va se montrer impérial et remporter six victoires pour deux défaites dans la seconde moitié du match.

Son adaptabilité face au style agressif de son adversaire lui permet de prendre l'ascendant et de conserver le titre sur le score de 10½ à 6½ pts (+10, =1, -6).

L'année suivante, il finit d'élaborer avec les organisateurs américains les règles régissant la conduite des futurs championnats du monde et il est décidé que le vainqueur du sixième Congrès américain qui se déroule à New York entre mars et mai 1889 affrontera le deuxième ou troisième du classement pour obtenir une place de challenger face à lui.

Considéré comme l'ancêtre du tournoi des Candidats, cette compétition réunit vingt joueurs et voit Mikhaïl Chigorin et le Hongrois Miksa Weiss partager la première place avec un score de 29 sur 38 points.

Finalement, Weiss cède sa place à Isidor Gunsberg, troisième, pour défier le Russe au début de l'année 1890 au Casino Español de La Havane.

Calqué sur le règlement du match Zukertort - Steinitz de 1886, le match termine sans vainqueur sur un score de 9 victoires partout (et cinq nulles) car les membres du comité d'organisation trouvent absurde qu'une rencontre aussi longue se décide sur une seule partie...

https://lichess.org/study/1d9blzri/qvetsAoF

Désireux de disputer un nouveau match face au Russe, Gunsberg tente - avec l'approbation des joueurs du Manhattan Chess Club de New York - d'obtenir son aval mais ce dernier refuse sous prétexte qu'il a l'intention d'organiser un match de grande ampleur en Russie.

La direction du Manhattan Chess Club décide alors de prendre en main l'organisation d'un match entre Gunsberg et... le champion du monde !

Steinitz n'est pas long à convaincre et la rencontre débute le 9 décembre 1890 au Manhattan Chess Club.

Les modalités du match sont différentes des précédents : le premier à obtenir dix points (les parties nulles comptant un demi-point) ou à obtenir le plus de points après 20 parties sera déclaré vainqueur.

Victorieux dans la deuxième partie, Steinitz tombe malade et permet au Hongrois de prendre les commandes après une défaite étonnement rapide dans la cinquième.

Remis de son mauvais rhume, l'Américain remporte coup sur coup la sixième et la septième de belle manière sur un Gambit Dame.

Après la trêve de Noël, Gunsberg frappe un grand coup en gagnant la douzième partie avec le Gambit Evans et revient à une longueur de Steinitz.

Mais celui-ci ne lâche rien, gagne la 18e partie et annule la suivante lui permettant de clore les débats par 10½ à 8½ (+6, =9, -4).

Entre octobre 1890 et avril 1891, un match télégraphique entre New York et Saint-Pétersbourg - représentées respectivement par Steinitz et Chigorin - voit une victoire russe qui donne le sentiment qu'il est en train de surpasser le tenant du titre.

En parallèle, des pourparlers sont en cours entre le Dr Tarrasch et les organisateurs américains mais l'Allemand montre clairement qu'il n'est pas décidé à traverser l'Atlantique pour affronter Steinitz.

Une course s'engage alors entre les villes de New York, Saint-Pétersbourg et La Havane pour organiser un match revanche entre Steinitz et Chigorin.

Les conditions cubaines sont plus favorables, notamment grâce à un apport financier de 2 000 $ en or, avec un règlement assez spécifique : le premier à marquer 10½ points ou à gagner dix parties est déclaré champion.

En cas d'égalité au bout de vingt parties, les joueurs continuent jusqu'à ce que l'un d'eux remporte dix parties et si le score est à 9 victoires partout, le match se termine sur une égalité et le champion garde son titre.

Ce nouveau duel débute donc le 1er janvier 1892 au Centro Asturiano (un des beaux palais de la capitale cubaine) devant une assemblée de représentants politiques, consuls et de magnats locaux.

Plus fort qu'il y a deux ans, le Russe mène la danse et compte deux points d'avance après la 12e partie.

Mais une fois de plus, la détermination de Steinitz lui permet d'égaliser rapidement avec deux victoires consécutives dans les 13e et 14e partie.

https://lichess.org/study/1d9blzri/p0Wvt2Ea

Au terme des vingt parties initialement prévues, les deux joueurs sont à égalité avec huit victoires partout.

Après une nulle dans la 21e, l'Américain prend l'avantage dans la suivante suite à une erreur élémentaire de son adversaire dans l'ouverture (un Gambit Dame variante Tartakower) qui lui fait perdre un pion au neuvième coup, la qualité au treizième, puis la partie au 49e...

Dos au mur, Chigorin ouvre du Gambit Roi dans la 23e partie et lance toutes ces forces dans la bataille.

Pourtant, l'échange rapide des Dames au onzième coup permet à Steinitz de prendre l'avantage mais celui-ci se trompe en sacrifiant inutilement le cavalier au 23e coup.

Le Russe obtient une position gagnante mais s'égare en commettant l'irréparable avec le terrible 32.Fb4?? qui laisse la possibilité à son adversaire de le mater en deux coups seulement.

Cette erreur lui fait perdre le match et restera dans les annales comme l'une des plus grandes bévues de l'histoire des Échecs !

À presque 56 ans, Steinitz sait qu'il ne pourra pas maintenir longtemps son niveau de jeu et va mettre plusieurs mois à récupérer de l'épuisement causé par cette lutte impitoyable.

Au-delà des soucis financiers l'empêchant de prendre sa retraite, il est profondément affecté par les décès successifs de sa femme et de sa fille de 18 ans.

Mais c'est surtout l'arrivée dans l'arène internationale d'un jeune loup de 23 ans qui va sonner le glas !