
Steinitz, le théoricien moderne (1)
Le passage fulgurant de Morphy en 1858 entama sérieusement les prétentions de Staunton et de ses compatriotes. Mais celui qui asséna le coup fatal avec sa victoire londonienne de 1862 est bel et bien Anderssen ! L’ère du romantisme est alors à son apogée et la retraite anticipée de l'Américain va laisser le champ libre à un nouveau prétendant, Wilhelm Steinitz. Vingt ans avant le premier championnat du monde officiel, ce dernier va commencer à étendre une domination sans partage sur le royaume des 64 cases.Comme tous les joueurs de son époque, Steinitz amorça sa carrière avec un style de jeu tactique inspiré de Morphy.
Il débute à Vienne en 1859 et, après plusieurs tentatives infructueuses, remporte finalement le championnat du club de Vienne en 1861.
À l'été 1862, il fait son apparition sur la scène internationale lors du tournoi de Londres organisé en marge de l'Exposition universelle et termine à la sixième place.
Cette performance modeste le pousse à s'installer dans la capitale britannique pour poursuivre sa carrière, décidé à travailler aussi intensément que Louis Paulsen.
Juste après le tournoi, il bat le champion italien Stefano Dubois sur un score serré (+5, =2, -3) puis, entre décembre et janvier 1863, il va faire de Joseph Blackburne sa seconde victime (+7, =2, -1) !
Après avoir massacré la même année des joueurs moins forts comme Deacon (+5, -1), Mongredien (+7) et Green (+7, =2), il finit par assoir sa notoriété outre-Manche.
C'est dans ce contexte qu'une discussion débuta entre amateurs locaux sur les mérites d'Anderssen et Steinitz.
L'un d'eux, M. Forster, va proposer de régler la question en pariant 100 £ sur un match entre ces deux maîtres et M. Burden et plusieurs autres vont soutenir rapidement le pari, portant la mise totale à 200 £.
On convient que le gagnant recevra 50 £ mais Anderssen refuse de participer sans une aide financière pour couvrir ses frais de voyage.
Après des négociations, les différents clubs londoniens acceptent de contribuer aux 20 £ nécessaires et le match est organisé dans des termes clairs ; à raison de quatre parties disputées par semaine, le premier à remporter huit parties sera déclaré vainqueur.
Le match qui débute ce mercredi 18 juillet 1866 au Westminster Chess Club est une véritable lutte sanguinaire, donnant la part belle aux attaques fulgurantes et aux gambits (notamment le gambit du Roi et Evans).
Les deux joueurs se rendent coup pour coup sans le moindre match nul et après douze parties, le score est de 6 partout !
Ainsi, l'Autrichien prit un ascendant psychologique décisif qui lui permettra d'obtenir le gain du match deux jours plus tard.
Malgré ce succès, il est loin de faire l'unanimité auprès du gotha échiquéen et va devoir patienter encore quelques années avant d'affirmer sa supériorité.
En effet, Henry Bird est un opposant farouche aux idées modernes du " Morphy autrichien" et n'hésite pas à le dénigrer : " Mettez le contenu d’une boîte de pièces d’échecs dans un chapeau, agitez-le avec énergie, versez-le d’une hauteur d’un demi-mètre sur l’échiquier et vous obtiendrez le style de Steinitz." !
En dépit des critiques acerbes à son égard, il va pleinement réussir à développer une compréhension subtile des positions fermées (notamment celles où le centre est bloqué par les pions) et à comprendre pourquoi certaines attaques réussissent tandis que d'autres échouent.
En mettant en pratique ses nouvelles connaissances à Vienne en 1873, il va non seulement entamer une série inédite de 25 victoires consécutives en tournoi mais surtout, il va profondément transformer la manière d'aborder une partie d'Échecs avec une méthode consistant à accumuler de petits avantages positionnels afin d'atteindre un avantage décisif.
Très vite, cette approche révolutionnaire lui permet de creuser l'écart avec ses principaux rivaux que sont Anderssen, Paulsen et Blackburne.
Outre son activité de joueur d'Échecs, Steinitz est également rédacteur en chef d'une rubrique échiquéenne dans le journal The Field.
Entre 1873 et 1882, il n'hésite pas à répondre aux critiques concernant son style de jeu et devient de plus en plus virulent envers ses rivaux, notamment un certain Johannes Zukertort qui tient une revue entièrement consacrée au noble jeu, The Chess Monthly...
Marmaduke Wyvill (ancien élève de Staunton et deuxième à Londres en 1851) va contribuer à l'organisation d'un tournoi double ronde réunissant les meilleurs joueurs du moment, à l'exception de Louis Paulsen.
Débuté le 26 avril 1883 dans la salle Victoria du théâtre Criterion de Londres (à deux pas de Piccadilly Circus), cette compétition fait usage pour la première fois d'une pendule mécanique avec double affichage.
Chaque joueur dispute cinq parties par semaine (les parties se jouent de midi à 17h, puis de 19h à 23h) et les parties nulles sont rejouées au moins deux fois avant que le demi-point soit accordé en cas de troisième égalité.
Quatorze joueurs vont s'affronter durant deux longs mois et la victoire convaincante de Zukertort avec 22 points sur 26 devant Steinitz (19 points) est d'autant plus remarquable qu'il était déjà assuré de la victoire trois tours avant la fin.
Lors de la remise des prix, un toast fut porté en l'honneur du meilleur joueur du monde et Steinitz, infirme à l’époque, eu du mal à se lever tandis que Zukertort était déjà debout pour recevoir les applaudissements !
Pour beaucoup, ce dernier est alors considéré comme le plus fort et la déroute qu'il a connu dans leur match de 1872 (-7 +1 =4) renforce son désir de revanche.
Ainsi commencèrent les négociations pour un match entre les deux joueurs et un premier désaccord apparaît sur le lieu du match ; Steinitz veut jouer aux États-Unis tandis que Zukertort préfère Londres.
Zukertort accepte finalement de jouer sur le territoire américain et un accord est signé le 29 décembre 1885 où chaque camp s'engage à apporter 2 000 $, avec un minimum garanti de 750 $ pour le vainqueur et 500 $ pour le perdant.
Le premier joueur à remporter 10 parties sera déclaré champion du monde (avec une égalité en cas de 9 victoires partout).
Le volet new-yorkais de ce championnat du monde débute donc le 11 janvier 1886 par une victoire de Steinitz et se termine le 20 janvier après quatre victoires consécutives de son illustre adversaire !
Les hostilités reprennent le 3 février à Saint-Louis et voit une remontada de l'Autrichien avec deux victoires consécutives puis, après un nul dans la 8e, une égalisation au score le 10 février.
Le match se poursuit deux semaines plus tard à La Nouvelle-Orléans et, entre la 10e et la 15e partie, le " père des Échecs modernes " finit par prendre l'avantage par 6 victoires à 5 (les nulles n'étant pas comptabilisées).
Malgré une interruption de la rencontre causée par les festivités du carnaval, Zukertort n'arrive plus à suivre le rythme infernal imposé par son adversaire et se fait littéralement marcher dessus en perdant quatre des cinq dernières parties !
Le 29 mars 1886, Wilhelm Steinitz devient le premier champion du monde officiel sur le score de 12½ à 7½ (+10 -5 =5).
Cette cuisante défaite impactera sérieusement les performances de Zukertort et fragilisera grandement son état de santé (il souffrit de rhumatismes, d'athérosclérose et de problèmes rénaux).
Il ne retrouva jamais son rang de prétendant et mourra d'une hémorragie cérébrale le 20 juin 1888 à l'âge de 46 ans.
Une légende urbaine tenace prétend que l'Autrichien l'a tué !
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