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Boris Spassky, un champion en dilettante

Le 27 février dernier, le dixième champion du monde nous a quittés à l'âge de 88 ans. Sa disparition marque la fin d'une époque dans l'histoire des Échecs, celle d'un temps où les champions se fiaient uniquement à leur esprit et à leurs connaissances pour atteindre l'excellence sur l'échiquier, sans recourir à l'informatique ou à l'intelligence artificielle pour se hisser au sommet de la hiérachie mondiale. Retour sur un destin hors du commun et une figure unique du jeu qui inspire encore de nombreux joueurs à travers la planète.

Beaucoup d'entre nous se souvienne de Boris Spassky comme du perdant du fameux « match du siècle » face à Bobby Fischer en 1972, plutôt que comme le dixième champion du monde.

Sous ses airs élégants et sans faire de manières, ce champion à la carrière inégale fut pourtant un véritable prodige que l'on peut considérer comme le premier véritable joueur au style universel.

Né à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) le 30 janvier 1937, il connaît une enfance difficile marquée par les privations.

À l'été 1941, son frère aîné (Georgy) et lui sont évacués de leur ville natale pendant le siège nazi vers le village de Viatka et Boris apprend les rudiments du jeu quelques mois plus tard dans un orphelinat après avoir observé des enfants plus âgés jouer entre eux.

Ses parents survivent miraculeusement au 900 jours de bombardements, viennent récupérer les deux frères pour les emmener dans la région de Moscou, divorcent en 1944 (en novembre de la même année naît Iraïda, la sœur cadette de Boris, qui deviendra plus tard vice-championne du monde du jeu de Dames) et les trois enfants et leur mère retournent à Leningrad durant l'été 1946.

La même année, Boris entre au Palais des pionniers et son talent est reconnu dès 1947 par le futur champion du monde, Mikhaïl Botvinnik.

En 1948, son style agressif et audacieux lui permet de terminer cinquième du championnat junior de Leningrad et devient par la même occasion le plus jeune joueur d'URSS à obtenir le niveau de première catégorie (environ 2200 elo).

Il obtient ainsi le soutien de l'État qui lui met à disposition un entraîneur attitré (Vladimir Zak), ainsi qu'une bourse mensuelle de 120 roubles.

En 1951, il termine deuxième du championnat junior d'URSS, ce qui qui lui permet de participer au quart de finale du championnat adulte à Riga (7-8e avec 8½ points sur 15).

Après ce tournoi, il décide de changer d'entraîneur et opte pour le style très offensif d'Aleksandr Tolouch.

En 1952, il est deuxième derrière Mark Taïmanov au championnat adulte de Leningrad avec 9½ points sur 13 et, en janvier 1953, il est autorisé à participer à son premier tournoi international à Bucarest dans lequel il se classe 4-6e et obtient le titre de maître international (à noter que sa victoire sur Vassili Smyslov lui vaudra un prix de beauté).

Il se qualifie pour la finale du championnat d'URSS 1955 et termine à la troisième place, à égalité avec Botvinnik, derrière Geller et Smyslov, ce qui lui permet de participer au tournoi interzonal de Göteborg en septembre de la même année.

Peu avant ce tournoi, il est le premier Soviétique à remporter le titre de champion du monde junior et devient le plus jeune grand maître de l’histoire à 18 ans.

Qualifié pour le tournoi des Candidats qui se déroule à Amsterdam en mars-avril 1956, il finit 3-7e en compagnie de Szabo, Petrosian, Bronstein et Geller avec 9½ points sur 18 (+3, =13, -2).

https://lichess.org/study/ILDr6jtT/QbZJrNgH

Spassky s'impose progressivement dans l'élite échiquéenne et tout semble lui sourire jusqu'à l'apparition soudaine de la " comète " Mikhaïl Tal qui va finir par l'éclipser du devant de la scène !...

En effet, il échoue dans sa tentative pour remporter le championnat soviétique de 1957 et ne termine que quatrième derrière le jeune prodige letton.

Mais le premier tournant majeur de sa carrière survient le 14 février 1958 lors du 25e championnat soviétique.

La compétition (qui sert de qualification pour l'Interzonal) est particulièrement intense et voit Spassky mener pendant les deux tiers du tournoi, mais la fatigue commence à se faire sentir.

Il perd sa première place au profit de Tal, qui joue à domicile à Riga, et voit sa qualification menacée.

Lors de la dernière ronde, ils s'affrontent dans une partie très tendue où Spassky avec les Blancs cherche à tout prix à l'emporter, refuse une offre de nulle, et obtient une position gagnante après une erreur de son adversaire.

La partie est ajournée, il passe la nuit à analyser la position et revient le lendemain matin à la table de jeu épuisé.

Malgré ses efforts, il rate un coup gagnant, refuse de nouveau la nulle qui lui aurait permis de disputer un match de barrage, et finit par perdre cette partie qui permet à Tal de conserver le titre national.

Éliminé de la course au championnat du monde, Spassky est dévasté et sort dans la rue en larmes.

Il réussit néanmoins à gagner des tournois à Moscou et Riga, et termine troisième du championnat d’URSS 1959, remporté par Petrosian.

En mars 1960, il se lie d'amitié dans le train qui l'amène à Mar Del Plata avec un jeune américain de 17 ans, un certain... Bobby Fischer.

Tous les deux partagent la victoire finale du tournoi mais c'est bien le Russe qui remporte leur première confrontation.

Cette période est difficile pour lui car son mariage et sa collaboration avec Tolouch battent de l'aile, puis son comportement est critiqué à la suite de sa défaite face aux États-Unis au championnat du monde étudiant.

Il est suspendu d’événements internationaux pendant un an et réalise une performance décevante (10e sur 20) lors du championnat d'URSS 1960 (sa victoire impressionnante contre David Bronstein a été reprise dans le film Bons Baisers de Russie).

Mais il parvient à se ressaisir en résistant au retour de Lev Polugaïevsky pour remporter brillamment son premier titre national à Bakou en fin d'année 1961.

En 1962, il termina deuxième du Mémorial Capablanca à La Havane, derrière Miguel Najdorf, et intégre enfin l’équipe soviétique aux Olympiades de Varna (il y décroche la médaille d’or individuelle avec 11 points sur 14).

Malheureusement, le championnat d’URSS 1962 fut une déception avec une modeste 5e place, à 1,5 point du vainqueur Viktor Korchnoï.

Fin 1963, il partage la première place du championnat mais perd le départage contre Leonid Stein.

La même année, il commence à s'entraîner sérieusement pour conquérir le titre suprême (qu'il n'obtiendra que six ans plus tard) avec son nouveau mentor, Igor Bondarevsky.

Son classement au championnat d'URSS 1963 lui permet de se qualifier pour le tournoi zonal que les autorités soviétiques organisent à sept joueurs (les trois premiers se qualifient pour l'Interzonal).

Après deux défaites initiales, il renverse la situation et remporte le tournoi avec 7/12 (+4, =6, -2), devant Stein, Bronstein, Kholmov, Korchnoï, Souétine et Geller.

https://lichess.org/study/ILDr6jtT/Rh3TFIaD

La crise morale des dernières années semble être derrière lui et sa première place ex-æquo avec le Danois Bent Larsen et les anciens champions du monde Tal et Smyslov (+13 −2 =8), lui permet d'accéder au cycle des Candidats de 1965.

La même année, il devance Korchnoï, Gligoric, Larsen, Bronstein et Benkö au tournoi international de Belgrade et remporte la médaille d’or au 6ème échiquier des Olympiades de Tel-Aviv (10½ points sur 13).

En 1965, Spassky se distingue lors des matchs des Candidats en battant successivement Paul Kérès 6 à 4, Efim Geller 5½ à 2½ et Tal 7 à 4.

Grâce à une meilleure résistance physique, il parvient à devenir le challenger de Tigran Petrosian et remporte également le tournoi de Sotchi, puis Hastings en fin d'année.

Face au roc arménien, la tâche semble insurmontable car le champion du monde en titre est extrêmement difficile à battre, surtout en match.

Spassky attaque avec courage mais ne trouve pas la faille et se fait même infliger deux défaites cuisantes au cours des 7e et 10e partie.

Bien qu'il réduise l'écart en gagnant la 13e et égalise lors de la 19e, ces batailles de 91 et 68 coups sont éprouvantes et puisent dans ses réserves.

Petrosian reprend l'avantage dans la 20e, s'assure du titre dans la 22e malgré la réduction du score dans la 23e partie et remporte donc le match par 12½ à 11½.

Malgré sa défaite, Spassky remporte deux mois plus tard le très fort tournoi de Santa Monica en canalisant le retour fantastique de Bobby Fischer, et les Olympiades de La Havane avec l'équipe d'URSS.

En 1967, Spassky remporte les tournois de Bewerwijk et de Sotchi, mais se classe seulement 6-8e au mémorial Alekhine.

Il devient plus rare et semble jouer sur la réserve.

En 1968, il repart à l'assaut du " mur arménien " en disposant de Geller sur le même score qu'en 1965, de Bent Larsen (considéré comme le meilleur joueur au monde à ce moment-là) par 5½ à 2½, puis de Viktor Korchnoï en finale (6½ à 3½), ce qui lui permet de disputer un nouveau match pour le titre.

Ce championnat du monde débute à Moscou le 14 avril 1969 et malgré une défaite initiale, Spassky prend progressivement le contrôle du match en remportant deux victoires consécutives lors des parties 4 et 5.

Le champion du monde commet une erreur importante dans une position simple qui lui coûte la 8e partie et Spassky manque de peu une occasion de gagner la 9e partie.

Petrosian réagit et égalise en seulement deux parties (10e et 11e) mais Spassky reprend l'ascendant dans le dernier tiers du match en remportant la 17e partie et en obtenant une victoire rapide en 24 coups dans la 19e.

https://lichess.org/study/ILDr6jtT/jEuDluWV

L'Arménien réduit l'écart dans la 20e partie mais perd la suivante en refusant un sacrifice prometteur et après deux parties nulles supplémentaires, Spassky est finalement couronné roi le 17 juin !

Spassky affirme qu'il ne cherchait pas à devenir champion du monde, répète l'erreur de ses prédécesseurs en se retirant progressivement du jeu et voit ses performances être moins impressionnantes.

De plus, l'émergence de la nouvelle pépite made in USSR au cours du Mémorial Alekhine, Anatoli Karpov, en fin d'année 1971 commence à lui faire du tort.

En tant que non communiste, il se retrouve pris dans le rôle de défenseur du régime soviétique contre l'Amérique capitaliste dans une confrontation emblématique et totalement inédite en pleine Guerre froide.

Le match prévu à Reykjavik le 2 juillet 1972 ne commence que le 11 juillet en raison des turpitudes et du retard de Fischer.

Ce dernier perd la première partie suite à une erreur et ne se présente pas pour la deuxième, suscitant des inquiétudes quant à sa participation.

Bien que Spassky espère uniquement jouer aux Échecs, il subit une série de défaites entre les parties 3 à 10 (5 défaites et 3 nulles) !

Une victoire dans la 11e partie ravive l'espoir, mais une défaite dans la 13e creuse l'écart de trois points.

Malgré ses efforts, le Russe ne parvient pas à revenir et une dernière erreur dans la 21ème partie le conduit à abandonner par téléphone.

Cet évènement est un revers terrible pour Moscou qui marque la fin de la domination soviétique mais c'est un soulagement pour Spassky qui se débarrasse de la responsabilité colossale de porter ce titre.

Spassky paye le prix de sa défaite et est interdit de participer à des tournois hors d'URSS pendant un an.

Beaucoup le considère comme fini mais il réussit à remporter son deuxième titre national devant Karpov en 1973 !

Lors du cycle des Candidats de 1974, il se qualifie facilement face à Robert Byrne mais est éliminé sèchement en quart de finale par le poulain du régime soviétique à Leningrad.

Après avoir refusé de signer une lettre condamnant le départ de Korchnoï à l'Ouest, Spassky divorce une seconde fois, rencontre une attachée à l’ambassade de France et s'installe à Paris en 1976 (il échappe aux sanctions des autorités sous condition de ne pas participer à des tournois en France).

La même année, il est éliminé de l’interzonal de Manille mais est repêché pour le cycle mondial en raison du forfait de Fischer.

En 1977, Spassky affronte Vlastimil Hort dans un match difficile, marqué par une appendicite et une opération qui l’oblige à une pause.

Grâce à la sportivité de son adversaire, le match est reporté, et Spassky gagne de justesse 8½ à 7½.

Il bat ensuite Lajos Portisch 8½ à 6½ et rencontre Korchnoï, désormais apatride, dans une confrontation tendue lors de la finale des Candidats à Belgrade.

Après un début difficile (5 défaites et 5 nulles), Spassky enchaîne quatre victoires, mais Korchnoï l'emporte finalement avec deux gains consécutifs.

En 1978, Spassky remporte les tournois de Montilla et Bugojno (avec Karpov) et obtient la nationalité française.

Progressivement, il se désintéresse des Échecs mais réussit encore en 1983 à remporter le tournoi de Linarès (devant Karpov et Andersson) et à battre l'étoile montante à Niksic : Garri Kasparov !

https://lichess.org/study/ILDr6jtT/Wfuq1D05

Rejoignant l'équipe de France, il permet à celle-ci d'obtenir son meilleur résultat (7e) aux Olympiades de 1984 et l'amène à la 4e place aux championnats du monde par équipes en 1985.

La même année, sa dernière tentative pour le titre mondial échoue et il ne disputera plus jamais un cycle de championnat du monde.

En 1988, il réalise une bonne performance à la Coupe du Monde de Belfort et participera, sans succès, au championnat de France de 1990 et 1991 .

En 1992, il revient sur la scène internationale avec le match " revanche " contre Bobby Fischer en Yougoslavie et reste compétitif malgré la domination de l'Américain qui l'emporte 10 victoires à 5.

En 2008, il se rend sur la tombe de Bobby Fischer, décédé la même année, et lance avec émotion aux journalistes présents : « Pensez-vous que la place voisine est disponible ? ».

Dans ses dernières années, il connaît des problèmes familiaux et, après avoir subi deux attaques cérébrales, il retourne en Russie en 2012 avec l'aide d'un mystérieux « sponsor » contre l’avis de sa famille...

Au cours de sa carrière, Boris Spassky a démontré une grande maîtrise du jeu et fut un des meilleurs spécialistes de la partie Espagnole, maîtrisant cette ouverture aussi bien avec les Blancs qu'avec les Noirs.

Il restera à jamais une figure emblématique, un champion de grande classe.